Nous rejoignons en direct Jérémy Chevalley, actuellement sur un bateau participant à la Global Sumud Flotilla, une initiative internationale qui tente de briser le blocus imposé à Gaza pour ouvrir un couloir humanitaire pour libérer la Palestine.
Âgé de 35 ans, Jérémy a grandi dans la Vallée de Joux. Il travaille à Genève comme co-responsable des chantiers pour l’Association pour le Bateau Genève, un lieu d’accueil de jour inconditionnel offrant petits-déjeuners gratuits aux sans-abri et des activités d’insertion. Photographe passionné, improvisateur et amateur de montagne (escalade, ski de rando), il a choisi de s’engager activement dans cette flottille solidaire pour porter un message de paix et de résistance non violente.
Excusez-nous pour la qualité du son.
Le son étant inhabituellement mauvais pour cet épisode, voici un texte qui raconte l’ambiance et les points principaux de cette conversation, avec également quelques anecdotes.
En direct depuis la mer : Jérémy Chevalley, mécanicien de l’espoir sur la Global Sumud Flotilla
Une conversation précaire mais capitale avec un Vaudois engagé à 25 heures de navigation de Gaza
Antoine reçoit Jérémy Chevalley en direct depuis le pont d’un bateau de la Global Sumud Flotilla. La connexion satellite crépite, l’image se fige, des mots disparaissent dans les interférences — aléas techniques ou le résultat d’un brouillage israélien ? Mais ce qui parvient à traverser l’océan est un témoignage brut, humain, habité par une détermination tranquille face à l’injustice.
« On pensait que c’était fini »
Dès les premières minutes, Antoine exprime son soulagement : ce matin, il s’attendait à découvrir des images d’arrestation. À la place, la flottille avance toujours. Jérémy fait le point : ils ont subi des manœuvres d’intimidation impressionnantes. Les forces israéliennes ont encerclé certains bateaux, brouillé les communications, brouillé les GPS, créant une confusion totale à bord. « On était tous à l’ordinateur, là où se commande toute la navigation, on pensait vraiment qu’on allait tous se faire intercepter », raconte Jérémy. Mais après avoir semé le chaos autour du premier bateau, les Israéliens sont passés au deuxième, puis ont finalement disparu. « On a pensé pendant un petit instant que c’était notre tour… et puis finalement non. »
L’ordre était clair pour tous les participants : en cas d’interception imminente, jeter les téléphones à la mer. Pourquoi ? Pour éviter que les moyens de communication internes ne soient exploités contre eux, que les contacts ne soient retracés, que la pression psychologique ne s’intensifie une fois détenus en Israël. Jérémy précise : « C’est un ordre qu’on n’est pas obligé de suivre, mais c’est fortement recommandé pour notre sécurité. » Ce jour-là, autour de son bateau, personne n’est venu. Ils étaient prêts à jeter leurs appareils, mais ne l’ont pas fait.
Le but : briser le blocus, ouvrir un corridor humanitaire
Antoine demande à Jérémy d’expliquer l’objectif de cette mission. La réponse est nette : briser le blocus imposé à Gaza et ouvrir une voie humanitaire permanente. L’espoir, c’est qu’après ces cinquantaine de bateaux, il y en ait 500, puis 5000, créant un flux impossible à stopper. « C’est sûr que c’est le but, et c’est un espoir qu’on a depuis le début, vraiment ancré. On dit toujours : on va arriver à Gaza. Et on espère qu’au moins un bateau arrive jusqu’à Gaza. »
Mais Jérémy ne se fait pas d’illusions. Israël a clairement indiqué qu’il ne laisserait passer aucun bateau, sous aucun prétexte. Ils sont prêts à tout. La preuve : ils ont même bombardé avec des drones des bateaux partis de Grèce, utilisant des substances chimiques. « Je pense qu’ils sont prêts à beaucoup de choses pour maintenir leur blocus jusqu’au bout. »
Quand Antoine évoque le scénario le plus probable — l’arrestation — il mentionne néanmoins un élément d’espoir historique : au moment de la conversation, plus de 7400 personnes regardent en direct les caméras pointées sur plusieurs bateaux de la flottille, diffusées sur X. Ce chiffre ne cesse d’augmenter. Sur YouTube, 15000 spectateurs sont également connectés. « À mon avis, il y a à peu près un million de personnes qui, en direct, d’une certaine manière symboliquement, sont avec toi, avec vous sur ces bateaux. » Antoine insiste : « Il y a quelque chose d’historique qui se passe. »
Un soutien citoyen massif, un soutien étatique inexistant
Jérémy confirme qu’à bord, ils sentent ce soutien citoyen immense. Mais ce qu’ils espéraient — et qui manque cruellement — c’est un véritable soutien étatique. « Au final, c’est quand même eux qui ont le pouvoir d’arrêter ce génocide. » Il mentionne les tentatives de désinformation israéliennes : falsification de documents prétendant avoir trouvé des liens avec le Hamas, pressions diplomatiques sur Chypre et d’autres pays pour que les bateaux fassent demi-tour en échange d’une promesse vague qu’Israël acheminerait lui-même l’aide humanitaire.
Antoine partage un détail frappant : au moment de cette conversation, le nombre de spectateurs en direct sur les caméras de la flottille a dépassé les 833000 personnes et continue d’augmenter de manière exponentielle. « All eyes on Gaza. All eyes on Flotilla. » Ce qui se joue là, ce n’est pas seulement une tentative de briser un blocus — c’est un moment où le monde entier, ou du moins une partie significative, refuse de détourner le regard.
Un projet citoyen bricolé en un temps record
Quand Antoine interroge Jérémy sur son rôle technique à bord, le Vaudois explique avec franchise les défis logistiques de cette aventure. Ce mouvement aurait dû nécessiter un an de préparation. Il a été monté en un mois. Plus de cinquante bateaux ont été achetés dans l’urgence. Certains ont quarante ans. Ils n’ont pas été conçus pour la consommation électrique intense requise aujourd’hui : caméras de surveillance en permanence, connexions internet satellite, téléphones à recharger constamment.
Jérémy, avec son expérience de mécanique navale et son habitude de la voile sur le lac Léman, s’est retrouvé à sauter d’un bateau à l’autre pour dépanner, diagnostiquer, bricoler. « On a rajouté des batteries, des panneaux solaires, il faut contrôler les alternateurs… et pas tout le monde a des compétences techniques. De temps en temps, quelqu’un oublie de tourner un switch, les batteries se vident, et après ils n’arrivent plus à démarrer leur moteur. »
Ce qui complique tout, c’est le mal de mer. Jérémy avoue être sensible à ce fléau dès qu’il se trouve en intérieur d’un bateau en mouvement. « C’est pas toujours facile d’aller dépanner et de devoir rester deux heures à réfléchir sur un problème, se pencher à gauche, avoir la tête en bas… C’est un défi, ça c’est sûr. »
Malgré ces obstacles, il reconnaît avec fierté : « On a fait un beau boulot. Sur le nombre de bateaux qu’on est, on n’a pas tant de problèmes que ça. »
Vivre à dix sur un bateau prévu pour six couchages
La vie à bord n’a rien d’une croisière, contrairement aux critiques malveillantes qui circulent parfois. Sur le bateau de Jérémy, ils sont dix personnes pour six lits. Les shifts tournent, et quand quelqu’un finit son quart, il prend une place libre, peu importe à côté de qui il dort. Pas de douche depuis plus de deux semaines. Lors du briefing avant le départ, le capitaine avait été clair : « Pendant toute la traversée, il n’y aura pas de douche. Si vous voulez vous laver, vous prenez le seau de mer. »
Les négociations ont permis quelques concessions. Certains ont réussi à obtenir un peu d’eau potable pour se rincer les cheveux. D’autres « piquent » discrètement de l’eau dans les réserves. Plonger dans la mer pour se laver n’est pas une option : le bateau avance en permanence, et remonter quelqu’un à bord demanderait beaucoup de force et de temps.
Chaque fois qu’une pause technique est nécessaire — pour réparer les dégâts causés par l’attaque israélienne aux drones chimiques, ou pour recharger les batteries — les participants en profitent pour sauter à l’eau. Ces instants de répit sont précieux.
Côté nourriture, le menu tourne en boucle : pâtes et sauce tomate, préparées par des Italiens qui ont fait les courses. Pas de légumes frais, pas de fruits. Que des conserves et des aliments secs. « C’est vraiment une chose que je me réjouis de retrouver : pouvoir remanger autre chose que des pâtes sauce tomate basiques. » Quelques bateaux ont eu la chance de pêcher du thon et de l’espadon. Sur celui de Jérémy, malgré plusieurs tentatives — dont la fabrication artisanale d’un leurre avec des bouts de corde —, la ligne de pêche a été arrachée par un bateau qui passait derrière sans la voir. Ils avaient gardé une orange précieusement pour accompagner un hypothétique poisson. Finalement, ils l’ont mangée.
La promiscuité et les tensions
Vivre en promiscuité pendant des semaines avec des inconnus aux caractères marqués génère inévitablement des tensions. Jérémy reste diplomate : « On fait tous des efforts. On a tous des manières de fonctionner différentes. On essaie de limer un peu les tensions. » Il admet, avec un sourire dans la voix, qu’il y a « des rumeurs de difficultés un peu plus accrues » sur certains bateaux, sans donner de noms.
Mais cette diversité de caractères fait aussi la force du projet. Ce sont des personnes qui refusent de se laisser faire, qui n’acceptent pas l’injustice. Et ces mêmes qualités qui peuvent créer des frictions à bord sont celles qui leur permettent de tenir dans cette mission à haut risque.
Des sacrifices personnels
Jérémy pensait être rentré depuis longtemps. Cela fait maintenant un mois qu’il est parti. Il a la chance d’avoir des employeurs et des collègues flexibles au Bateau Genève, où il co-dirige les chantiers d’accueil pour sans-abri. Mais ce n’est pas le cas pour tout le monde. Certains participants ont perdu leur travail. Une personne sur son bateau attend un enfant — sa femme devrait accoucher bientôt.
« C’est un petit sacrifice par rapport à ce que vivent les Palestiniens », nuance Jérémy. Mais reste que le sacrifice existe, et qu’il faut le faire. Il admire tous ces gens qui « ont tout lâché et qui sont partis et qui sont encore là aujourd’hui. »
L’anecdote des téléphones à la mer
L’un des moments cocasses de cette aventure implique les téléphones portables, qui semblent avoir une fâcheuse tendance à tomber à l’eau. Dans une vidéo publiée sur les réseaux, on voit Jérémy et ses compagnons lancer une orange d’un bateau à l’autre. La personne qui tente de l’attraper réussit… mais son téléphone tombe dans la mer. Il s’agirait d’un membre de Rage Kit, collectif connu pour ses vidéos d’action directe.
Jérémy en est à son troisième téléphone. Le premier, il l’a perdu en grimpant sur un mât, moins d’une semaine après son départ. Il a dû aller en acheter un autre. Puis quelqu’un lui a proposé un téléphone de rechange destiné à un participant qui finalement ne partait pas. Ce téléphone, Jérémy l’a ensuite passé à quelqu’un d’autre qui avait fait tomber le sien à l’eau. « Il y a une espèce de marché des téléphones ici au sein de la flottille. C’est assez marrant. »
497 participants, 46 pays, un financement citoyen
La Global Sumud Flotilla rassemble 497 participants venus de 46 pays. Un projet d’une ampleur extraordinaire, monté en un temps record et de manière véritablement globale. Le financement repose principalement sur des dons citoyens, avec des disparités importantes selon les délégations. La délégation suisse, organisée notamment par l’association Waves of Freedom du Dr Hicham El Gaoui, a récolté des fonds substantiels. En revanche, les délégations italienne, tunisienne ou d’autres pays ont eu beaucoup plus de mal.
Le gouvernement malaisien a fait exception en donnant un million de dollars à la flottille, permettant d’afficher des drapeaux malaisiens sur plusieurs bateaux. Pour les participants individuels, certains ont dû payer leur billet d’avion de leur poche. Jérémy, qui n’en avait pas besoin financièrement, a considéré son billet comme une forme de don. D’autres, en difficulté, ont bénéficié de solidarité : quand Jérémy a perdu son téléphone, sa carte bancaire et son cash, certaines personnes lui ont payé à manger. « De temps en temps, j’avais besoin de vingt balles pour aller manger. La solidarité, elle fonctionne vraiment. »
L’attente palestinienne
Ce qui touche profondément les participants, c’est l’attente qu’ils perçoivent depuis Gaza même. Jérémy raconte qu’une journaliste italienne à bord a pu faire un appel vidéo avec une femme médecin à Gaza City. Cette dernière tient un hôpital et a refusé de partir jusqu’à la fin. « Elle nous demande tous les matins comment on va, est-ce qu’on avance. Elle nous a dit qu’une fois qu’on sera à Gaza, on sera bien venus chez elle. »
Cette attente dépasse l’aide matérielle. Comme le souligne Antoine, qui a participé à la Global March vers Gaza à Aoker, « ce que les Palestiniens disaient, c’est que leur plus grande souffrance, c’était l’effacement, d’être oubliés. » La flottille leur envoie un message : vous n’êtes pas abandonnés. Le monde civil ne vous oublie pas.
Doutes, peur et détermination croissante
Jérémy confie qu’il a douté avant de partir. Pas de sa volonté de participer, mais de sa légitimité. « Est-ce que j’avais vraiment ma place ? Je fais un peu de voile sur le lac, mais en pleine mer, loin des côtes, je n’ai aucune idée. Le plus long que j’ai fait en voilier, c’était deux jours. » Jusqu’au dernier jour, l’organisation a prévenu : toutes les personnes présentes n’auront pas une place garantie sur les bateaux.
Mais au fil du temps, en résolvant problème après problème, Jérémy s’est dit : « Je suis là pour cette mission. Je suis là pour les Palestiniens, pour les Gazaouis. Si j’ai pu amener une petite brique sur cet édifice, je suis content. » Et finalement, il a obtenu une place.
Avant de partir, il avait plus peur de la mer que d’Israël. Mais plus le temps passe, plus sa détermination grandit. Il raconte une nuit d’intimidation intense, où des navires israéliens les encerclaient. Il ne pouvait pas dormir, submergé d’adrénaline. « Je me suis dit : tous ces gens à Gaza, ils ont ça depuis deux ans, et beaucoup plus fort, et ils ont perdu des proches. En réfléchissant, je me suis dit : en fait, vraiment, je suis content d’être là. J’ai envie d’aller jusqu’au bout. »
Sa plus grande peur maintenant ? Être attaqué par l’armée israélienne. « Humainement, ça va être très difficile. Mais j’irai jusqu’au bout, là où me mène mon bateau. »
L’hypocrisie des gouvernements occidentaux
La conversation aborde inévitablement l’attitude des États européens. L’Italie, sous pression d’une grève massive liée à Gaza, a envoyé un navire militaire. L’Espagne a suivi. Mais ces bateaux, loin d’offrir une protection réelle, ont finalement demandé à la flottille de faire demi-tour. Antoine est cinglant : « Au final, ils se sont clairement encore une fois alignés avec les fascistes génocidaires israéliens. »
Des drones turcs et des navires turcs ont été aperçus. Les participants turcs à bord étaient très fiers. Mais Jérémy reste prudent : « C’est compliqué pour moi. À la base, c’était bienvenu, mais en même temps, on est un mouvement non-violent. Escorter avec des bateaux militaires… je sais pas trop quoi en penser. »
Ce qui est sûr, c’est qu’Israël a menacé explicitement : tout navire militaire européen qui protégerait la flottille serait considéré comme un acte de guerre. « Pour moi, c’est une grande blague de leur part », commente Jérémy. Pourtant, les gouvernements européens ont reculé.
Jérémy évoque aussi les dockers italiens de Gênes qui ont promis des conséquences graves si la flottille était arrêtée. Et effectivement, pour la première fois récemment, ils ont bloqué un navire israélien qui ne transportait même pas de matériel militaire, simplement parce qu’il était israélien. « On voit que tous les jours, la colère monte et les actions se font de plus en plus décisives. »
La reconnaissance hypocrite de la Palestine
Quand Antoine demande à Jérémy ce qu’il pense de la reconnaissance récente de la Palestine par certains États européens, la réponse fuse : « Surtout que maintenant qu’elle est quasiment rasée de toutes parts et inexistante, qu’il n’y a plus rien à reconnaître, on la reconnaît. On sait pas très bien sur quelles frontières, on sait pas très bien quels droits. On leur dit qu’ils sont souverains, mais en fin de compte, on leur dit que ça sera sans le Hamas, sans armes, sans l’autorité de la Jordanie. Donc en gros, qu’on va décider à leur place. Mais on la reconnaît, hein. C’est vraiment une blague. »
À bord, les discussions politiques sont fréquentes. Il y a même une députée qui a informé directement Loula, le président brésilien, qu’elle était sur un bateau pour la flottille. Rima Hassan, députée européenne franco-palestinienne, fait également partie de l’expédition. Elle avait déjà participé l’année dernière au Madeleine, avait été emprisonnée, et elle est repartie. « Elle a un courage incroyable. »
La Suisse et Ignazio Cassis : une lâcheté assumée
Jérémy ne mâche pas ses mots concernant la position suisse. « Pour moi, Ignazio Cassis devrait démissionner. » Il rappelle que le ministre des Affaires étrangères était — ou est toujours — président d’une association des amis d’Israël. « Forcément, il n’est pas neutre là-dedans. »
La Suisse prévoit d’acheter des drones israéliens pour plusieurs milliards de francs. « La première chose à faire, c’est de résilier ce contrat et de nous apporter officiellement un soutien diplomatique. » Au lieu de cela, le gouvernement suisse a averti les participants qu’ils n’auraient pas de protection diplomatique. Antoine souligne l’absurdité : « D’une certaine manière, la Suisse met une cible dans ton dos, alors qu’elle devrait faire le contraire. Tu es un ressortissant helvétique. Tu as droit à une protection. »
Jérémy explique qu’en droit international, un bateau battant pavillon d’un pays est considéré comme une extension du territoire de ce pays. « Donc, quand Israël bombarde ou intercepte ces bateaux en eaux internationales, c’est comme s’ils bombardaient l’Angleterre, la France, ou la Suisse. Mais c’est juste qu’il y a trop d’intérêts économiques derrière, qui font qu’ils n’osent rien faire. On se retrouve plus ou moins tout seuls. »
Antoine renchérit : « Clairement pas seuls. Vous avez même la pression supplémentaire des États. C’est vraiment le monde à l’envers. »
La nuit à venir : l’arrestation probable
Au moment de la conversation, la flottille se trouve à environ 25 heures de navigation de Gaza, avançant à une vitesse de cinq nœuds. Tous les bateaux ne font pas la même taille — certains pourraient aller plus vite — mais ils maintiennent une vitesse commune. L’arrivée est prévue pour le lendemain matin.
Tout le monde s’attend à être attaqué dans la nuit qui vient. Toutes les flottilles précédentes ont été interceptées de nuit. « C’est la dernière nuit qui nous sépare de Gaza. Je pense que ça va être cette nuit. »
Certains experts ont calculé qu’Israël ne disposerait pas de suffisamment de navettes d’intervention rapide et de commandos pour prendre tout le monde en une seule nuit et les ramener en Israël. Une hypothèse circule : ils pourraient affréter un gros navire de guerre, capturer les participants un par un, les entasser à bord, puis les transférer tous ensemble vers Israël.
« On sait pas. On sait juste qu’on va probablement passer une deuxième nuit de merde. »
Le programme de Jérémy pour les heures à venir est simple : manger un peu, faire une sieste, être en forme pour son shift qui reprend juste avant le coucher du soleil, et puis tenir toute la nuit. « Probablement qu’on ne dormira pas du tout. S’ils viennent nous intercepter, le temps qu’ils nous amènent jusqu’à Israël… Sur les anciennes missions, ils n’ont laissé dormir personne pendant le trajet depuis l’interception jusqu’à Israël. Ils n’ont laissé dormir personne en prison. Privation de sommeil, torture psychologique. Donc voilà, c’est prendre des forces maintenant. »
Le contenu des cales : lait maternel et matériel sanitaire
Quand Antoine lui demande ce qu’ils transportent pour les Gazaouis, Jérémy répond : « La majorité, c’est du lait maternel et du matériel sanitaire. »
Le lait maternel. Ce détail frappe Antoine de plein fouet. C’est une admission indirecte et terrible d’un projet génocidaire : empêcher la nouvelle génération de se nourrir. « Faire en sorte que la nouvelle génération ne puisse pas se nourrir, c’est la définition même d’un des critères du génocide. Ne pas permettre à un peuple de vivre dans la dignité, à des enfants de simplement naître dans la sécurité et la capacité de survie. »
Jérémy acquiesce sobrement : « En fait, c’est horrible sur toute la ligne, ce qui se passe là-bas. Personne ne peut humainement défendre quoi que ce soit qui se passe là-bas. »
Un monde qui a failli
Quand Antoine demande à Jérémy s’il a peur de mourir, ce dernier répond avec une lucidité désarmante : « Non, je n’ai pas peur de mourir parce que je ne pense pas qu’Israël ait intérêt à nous faire tuer. Mais il y a quand même une chose où je me suis dit : si on devait mourir dans cette mission, c’est que le monde aura failli. Et je ne suis pas sûr d’avoir envie de faire partie de ce monde-là. C’est un monde où on abandonne tout le monde, juste pour s’en foutre plein les poches. La réalité du monde depuis quelques années est vraiment difficile, avec Trump, avec ce qu’on voit partout. Ça me rend triste. C’est aussi pour ça que je suis là aujourd’hui. C’est grandement pour la Palestine, mais c’est aussi un message pour dire : basta, c’en est assez. »
Cette mission dépasse Gaza. Elle est un refus global de l’ordre du monde tel qu’il se dessine : un ordre où les puissants violent le droit international en toute impunité, où les gouvernements se couchent devant les intimidations, où la morale est sacrifiée sur l’autel des intérêts économiques.
« Ça va à l’encontre des valeurs les plus fondamentales qu’on prétend avoir, mais qui sont galvaudées à la première occasion, de manière tellement évidente aujourd’hui que c’est plus acceptable. »
Un espoir : la génération Z et la guerre de l’information
Malgré tout, Jérémy garde un optimisme prudent. Il mentionne la génération Z, qui semble ne pas accepter le statu quo et qui, via les réseaux sociaux, diffuse massivement les vérités qu’on voudrait cacher. Netanyahu a bien compris qu’Israël était en train de perdre la guerre de l’information. Il a récemment tenu une réunion avec des influenceurs israéliens, insistant sur l’importance de continuer la propagande.
Jérémy note que le rachat d’une partie de TikTok aux États-Unis a été effectué par le plus gros investisseur privé de l’armée israélienne. « Ça veut dire qu’ils sont bien au courant qu’ils ont besoin de mettre la main sur les réseaux sociaux pour continuer leur propagande. Mais je crois qu’ils sont en train de la perdre. »
Il reste néanmoins vigilant face aux bulles algorithmiques : « J’ai toujours peur qu’on soit dans une espèce de bulle qui me laisse penser que ce que je côtoie représente le monde, alors qu’en fait il y a peut-être tout un monde dans une autre bulle qui pense complètement le contraire. »
Mais les faits parlent d’eux-mêmes : les Israéliens paient entre 6000 et 7000 dollars par post aux influenceurs pour diffuser leur propagande. « À ce rythme-là, je ne sais pas si tu peux tenir sur la distance. La désinformation coûte cher. »
Vers un million de spectateurs
Au fil de la conversation d’une heure et demie, le nombre de personnes regardant les livestreams de la flottille ne cesse d’augmenter. Quand Antoine et Jérémy commencent à parler, il y a 74000 spectateurs sur X. À la fin, ils dépassent les 833000. Antoine est convaincu qu’ils atteindront le million d’ici quelques heures.
« All eyes on Gaza. All eyes on Flotilla. »
Ce million de regards posés sur ces bateaux, c’est une forme de protection morale. Israël pourra intercepter, arrêter, emprisonner. Mais il ne pourra pas effacer. Le monde regarde. Le monde refuse de détourner les yeux.
Un message simple avant la nuit
Alors que la batterie de son téléphone touche à sa fin — l’électricité est rationnée à bord —, Jérémy prend quelques secondes pour remercier. « Je veux remercier toutes les personnes qui me soutiennent, mais surtout qui soutiennent le mouvement et la Palestine. Je trouve que ça fait chaud au cœur. Et aussi, merci aux gens qui tiennent à moi de m’avoir laissé partir et de ne pas me harceler pour que je rentre. Merci pour ce live. Ça va être dur, les prochaines heures, mais on se voit bientôt, je pense. »
Antoine conclut avec émotion : « Jérémy Chevalley, merci infiniment. Bonne suite de bris de blocus. En tout cas, on est là, on ne vous quitte pas des yeux. À la prochaine. »
« Merci, à bientôt. Ciao. »
La connexion se coupe. Jérémy part faire une sieste avant son shift de nuit. Dans quelques heures, les forces israéliennes interviendront probablement. Mais pour l’instant, les bateaux avancent. Et un million de paires d’yeux sont rivées sur eux.
Note de la rédaction : Au moment de la publication de cet article, la Global Sumud Flotilla a effectivement été interceptée par les forces navales israéliennes dans les eaux internationales. Jérémy Chevalley et les autres participants suisses ont été détenus pendant plusieurs jours en Israël avant d’être libérés et rapatriés en Suisse, où ils ont été accueillis par des centaines de personnes à l’aéroport de Genève. Leur mission n’a pas atteint Gaza, mais elle a atteint le monde.
Pour en savoir plus, voici le récit de Samuel Crettenand à son retour de la flotille et de son kidnapping et sa détention dans une prison israëlienne.
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