MÉGA PROJET – La gravière des bois de Ballens en question | François Cuneo et Gabriel Cotte

François Cuneo est membre du comité fondateur pour l’Association pour la Sauvegarde des Bois de Ballens et Environs (ASBBE) Gabriel Cotte est membre du comité de l’ASBBE, docteur en hydrologie et médiateur scientifique.

Retrouvez et suivez les activités de l’association ASBBE ICI : https://sauvegardedesboisdeballens.ch

00:00:00 Introduction
00:05:52 Historique et comment agir
00:21:50 Les dégats naturels locaux
00:32:20 Réaction locale et changement de mentalité
00:52:30 Les alternatives
01:16:50 Construction inutile vs Construire autrement
01:33:00 Avenir de l’association
01:39:30 Conclusion

Bois de Ballens : quand la jeunesse réveille une région face au géant du béton

Un combat écologique qui monte en puissance en Vaud. TheSwissBox a rencontré François Cuneo et Gabriel Cotte, membres fondateurs de l’Association pour la Sauvegarde des Bois de Ballens et Environs (ASBBE), pour comprendre comment une occupation de jeunes a déclenché une mobilisation citoyenne inédite.

La forêt de Ballens, c’est un peu l’inconnu qui sommeille à quelques kilomètres de Morges. On y court, on s’y promène, on y croise des enfants qui jouent. Personne n’y pense vraiment. Pourtant, depuis quarante ans, elle est convoitée. Et ce qui se prépare dans les sous-sols vaudois pourrait bien être l’une des plus grandes destructions écologiques de la région.

Un trésor souterrain, une malédiction pour la forêt

Sous les arbres de Ballens gisent 18,5 millions de mètres cubes de gravier. C’est la plus grande réserve vaudoise, le Eldorado des exploitants. La méga-gravière prévue s’étendrait sur 60 hectares – la surface de Morges elle-même – avec la certitude d’extensions futures. Pour certains, c’est une bénédiction économique. Pour François Cuneo et Gabriel Cotte, docteur en hydrologie, c’est un désastre programmé.

« La forêt de Ballens a pour elle d’être magnifique, mais elle a un gros désavantage : elle recèle le trésor vaudois » explique François, avec une touche d’ironie qui dissimule l’urgence du problème. Derrière ce projet, deux entreprises d’envergure : Holcim pour la première phase et Orllatti pour la seconde. Deux compagnies actuellement en procès, deux millions de bénéfices en jeu.

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’asymétrie des enjeux. Les exploitants en tireraient un milliard de francs à eux deux. La commune, elle, en recevrait environ 10 %. C’est dérisoire. Surtout quand on comprend que les emplois créés seront minimes pour une gravière. Quelques postes, rien de plus. Entre la logique des grands groupes pétroliers américains, qui touchent 10 % des profits d’extraction, et le modèle suisse où les exploitants captent 90 % en laissant 10 % aux communes, il y a un fossé. Un fossé qui sent l’arrosage politique et l’absence de vigilance démocratique.

L’histoire du Far West suisse

Comment en est-on arrivé là ? Quarante ans de silence. Puis, pendant le Covid, une enquête remarquable d’Heidi, écrite notamment par Claude Baechtold, pose les vraies questions. Son titre parle de lui-même : c’est un « western » qui se joue en Suisse romande.

L’histoire débute par des droits d’exploitation vendus à des prix dérisoires, des conflits d’intérêt qui vous donneraient le vertige. Le conseiller de la commune de Ballens ? Il était directement lié à Holcim. Comment pouvait-on bien conseiller la commune ? Impossible. Et puis Orllati a fait les choses subtilement : en disant à chacun que si l’autre agissait, on n’aurait pas le choix. Petit à petit, les gens se sont laissés faire.

François ne jette pas la pierre aux vendeurs. À l’époque, l’enjeu climatique était moins visible. Une forêt coûtait cher à entretenir. On vous en propose des dizaines de milliers de francs : c’est tentant. Mais maintenant, il en connaît qui le regrettent amèrement. Trop tard. C’est ce qui pousse l’ASBBE à se battre : empêcher que d’autres n’aient les mêmes regrets.

Les vrais chiffres du béton : une hypocrisie bien huilée

Parlons d’argent, justement. Holcim annonce que la localisation change tout – « on va moins transporter ». Mais la réalité ? Bien plus sombre.

D’abord, les pneus et les matières inflammables qui arrivent d’Italie dans les fours d’Eclépens à 1300° pour brûler le calcaire. Des camions qui font des allers-retours entre pays parce que les réglementations suisses sont laxistes. Ensuite, la logique interne du béton : creuser la gravière, transporter le gravier ailleurs, transformer en ciment, faire les chantiers, enlever les terres d’excavation, les remettre dans le trou. Camions dans les deux sens. Une pirouette écologique qui coûte la terre.

Car le béton, c’est 9 % des émissions de CO2 de la Suisse. Mondialement, c’est pareil. Cette petite gravière locale ne changerait rien à l’équation : on continuerait de raser. Et même l’engagement supposé du rail – « 40 % maximum »– ne compense pas. Soixante pour cent iraient par la route, c’est-à-dire 230 camions par jour supplémentaires dans une région déjà saturée.

L’hypocrisie n’est pas mince. On construit une forteresse de béton censée réduire le transport international. En réalité, elle augmente les camions italiens de calcaire, les camions français de pneus, tout ça pour garder un système qui ne veut pas se remettre en question.

Une forêt qui filtre, protège, nourrit

Gabriel prend alors la parole. Comme hydrologue, il a des choses à dire sur ce qu’on perd vraiment.

La forêt de Ballens, on la creuse sur 20 à 30 mètres de profondeur. Mais avant de creuser, il faut enlever le sol par horizons – d’abord l’horizon A noir et organique, puis l’horizon B. Ces horizons sont censés être remis en place. En réalité, une partie servira à fabriquer des murs anti-bruit. Ce qui reste sera comblé avec des terres d’excavation de chantiers. Des terres sans vie, sans qualité.

Pour reconstituer un sol forestier de la même richesse biologique que celui d’aujourd’hui, il faudra attendre « au minimum 250 ans », explique Gabriel. Pas cinquante. Deux cent cinquante. C’est le temps qu’il a fallu depuis la dernière glaciation pour créer ce que la méga-gravière détruirait en quelques années.

Un sous-sol forestier, c’est une myriade de micro-organismes, des racines, des champignons. Tout cela filtre l’eau naturellement. Cela recharge les nappes phréatiques avec de l’eau pure. Cela réduit les coûts de traitement. Les sols forestiers sont des éponges : ils capturent l’eau lors des pluies, la restituent lors des sécheresses. C’est l’allié parfait contre l’érosion climatique.

Et puis il y a le gravier lui-même : une éponge naturelle. Si vous l’enlevez et le remplacez par des gravas remblayés, l’éponge disparaît. Le filtrage disparaît. La qualité de l’eau s’effondre.

Ce qui est fou, c’est qu’en 2025, on détruit une forêt de 43 à 60 hectares pour faire du béton ? C’est incompréhensible quand on sait ce que subit la terre actuellement.

La révolution venue des arbres

Comment en être arrivé à se battre ? Tout bascule en juillet 2024. Des jeunes occupent la forêt de Ballens. Ils errent dans les branches, ils établissent des assemblées populaires au cœur du village. Ils arrivent avec l’intention de réveiller. Et ils réveillent.

François habite la région depuis douze ans. Il court dans cette forêt deux fois par semaine. Il a remarqué les piézomètres – bleus pour Orllati, bruns pour Holcim – plantés sans cérémonie. Il savait que ça annonçait une gravière. Mais il attendait que quelqu’un en parle. Et voilà que des jeunes le font.

« En trois ou quatre jours », une semaine au maximum, l’ASBBE est créée. Trois cent dix membres aujourd’hui. Une force naissante. Au début, les gens de Ballens étaient agressifs avec les jeunes occupants. Ils les voyaient comme des envahisseurs. Petit à petit, le contact s’est fait. Et le contact, c’est le début du changement de conscience.

Les premiers adhérents ne venaient pas du village de Ballens lui-même – peu de gens n’étaient pas à 100 mètres du projet, donc peu avaient le droit légal de s’opposer. Mais peu à peu, de plus en plus d’habitants de Ballens rejoignent l’association. Ils réalisent que leur forêt va disparaître.

Une région à l’assaut de l’eau

Pourquoi cette mobilisation prend-elle ? Parce que la réalité frappe à la porte.

En septembre, l’ASBBE organise des séances d’information dans les villages. À Aubonne, petit centre médiéval avec son château du 12e siècle, la salle du château se remplit. Le syndique, pas du tout affilié à la cause, déclare : « J’en ai rien à faire des gravières, je ne veux plus de camions à Aubonne ».

Deux cents camions passent déjà quotidiennement. On en promet deux cents de plus. Un camion supplémentaire toutes les sept minutes. À Aubonne, une petite route historique où deux voitures se croisent à peine. Les façades tremblent, les tuiles tombent. Chaque mois, un camion reste coincé.

Puis vient la question de l’eau – celle qui inquiète vraiment. La Suisse, réservoir mondial de l’eau douce ? Cette image s’effrite. L’été 2022-2023, les canicules forcent les agriculteurs d’Angura à demander du fourrage. Certains villages rationnent. Et voilà que la forêt de Ballens donne l’eau à cinq mille habitants.

Villages comme Yens, Villars-Sous-Yens, Lully, Bremblens : tous boivent l’eau de cette forêt. À Villars-Sous-Yens, les sources communales sont contaminées aux pesticides. Les habitants doivent aller chercher l’eau à Yens, dans le bois au-dessus. À Yens, un panneau explique : « Grâce à cette forêt, nos douze fontaines du village coulent ». De l’eau gratuite. Potable. Vitale.

Et puis il y a le Boiron, la rivière qui traverse. Dans ses eaux, survit la seule grande population de crevettes à patte blanche du canton. Partout ailleurs, elles sont envahies par les crevettes américaines. Le Boiron, c’est un refuge. Pour combien de temps ? Si la forêt disparaît, si la nappe phréatique dépérit, le Boiron ne survivra pas à la prochaine sécheresse.

Entre le projet Holcim-Orllatti à l’ouest et le nouveau projet Granula aux Bougeries à l’est, les sources d’eau de toute une région sont menacées. Gabriel tire le fil : voilà 30 kilomètres d’espace où, peu à peu, on enlève les reins filtrantes du paysage. Les gens le sentent. L’inquiétude monte.

La stratégie : gagner du temps, changer les esprits

La mise à l’enquête est prévue pour fin 2025-début 2026. Trente jours pour que le public s’oppose à un projet vieux de 30 ans. Une asymétrie criante. Mais c’est le droit : tout le monde peut faire opposition. Ensuite vient la levée des oppositions, souvent rapide. Puis le recours en justice – mais là, seules les personnes à moins de 100 mètres des nuisances directes ont le droit d’agir. Un cadre légal restrictif qui limite la capacité démocratique à dire non.

L’objectif de l’ASBBE ? Gagner du temps. Plus on gagne du temps, plus les esprits changent. Et les esprits changent, c’est évident.

Les architectes suisses se rendent compte qu’on ne peut pas continuer comme ça. La Fédération des Architectes Suisses (FAS) soutient l’ASBBE. Pourquoi ? Parce qu’une industrie du béton datant de cent ans doit se repenser. Les alternatives existent – construction en terre comprimée, paille, bois, moins de béton. On peut réduire de 80 % la consommation. Ce n’est pas ant-ibéton, c’est contre le tout-béton.

L’alliance du Mormont : quand les luttes s’unissent

Il y a quatre ans, le Mormont brûlait. Les occupants d’une ZAD lutaient contre l’exploitation du calcaire par Holcim. Six cents policiers les en ont expulsés. Depuis, une initiative a été lancée. Le 28 septembre, elle a récolté une majorité de votes, mais le gouvernement a mis un contre-projet que les Vaudois ont préféré.

Le Mormont s’effondre lentement. Le résultat ? Les associations se sont unies. Le 20 septembre, un passage symbolique du flambeau : du Mormont (où on extrait le calcaire) aux Bois de Ballens (où on extrait le gravier). Les deux matières du ciment. Les deux luttes devient une.

Cela montre quelque chose d’essentiel : les luttes écologiques, quand elles voient le système qui les opprime, s’allient. Et elles découvrent qu’elles combattent la même chose.

Hypocrisies et rouages du pouvoir

Mais il y a un dossier que François trouve particulièrement scandaleux : Orllati embauche des agriculteurs homme de paille – des gens avec la formation, le titre officiel de paysan – pour acheter des terres agricoles. Ensuite, ils les donnent à Orllati pour l’exploitation. C’est du détournement de la loi. C’est de la fraude habile. Et c’est dans une bande dessinée admirable de Baechtold que on voit tout ça dessiné, mis en lumière.

Il y a aussi le lobbying tranquille. Qui reçoit les petits fours à côté du parlement vaudois ? Holcim et les graviéristes. Qui sussure à l’oreille des politiques ? Les mêmes. Et pendant ce temps, Prometerre – l’organisme censé protéger la nature et la paysannerie suisse – s’abstient. Dès que ça touche le sous-sol, ce n’est pas leur problème.

C’est une culture. Une économie. Le monde politico-économique mise tout sur la production, sur la marchandisation. On le voit aux États-Unis avec Trump qui veut attaquer le Venezuela pour son pétrole. On le voit en Suisse avec le béton. C’est la même logique capitaliste qui s’opère partout.

La confiance aveugle aux autorités

Il y a un problème spécifiquement suisse, observe Antoine Jougla, l’animateur. C’est la confiance aveugle aux autorités. On pense que de toute façon, ils ont fait de leur mieux. On n’ose pas aller à l’encontre du conseiller d’État vert. On croit aux compromis, à la collégialité politique. Culturellement, l’opposition frontale, c’est pas suisse.

Mais voilà : en suivant cette logique, la Suisse prend la même direction que des pays moins démocratiques en matière de destruction environnementale. Les petites luttes, celles qui semblent impossibles, sont peut-être les plus nécessaires.

Des alternatives concrètes

Peut-on construire autrement ? Oui. Et les professionnels le disent, il y a plein d’alternatives au béton.

Il y a la terre comprimée – une entreprise près d’Aubonne le fait déjà. On prend la terre du site, on la compresse, on en fait une structure. Zéro camion de transport. Zéro pollution.

Il y a la paille : magnifique à l’échelle des maisons et des petits immeubles. Des bâtiments qui respirent, qui maintiennent le chaud l’hiver, la fraîcheur l’été. Alliée à la terre, c’est le top. Et on peut garder du béton pour les fondations, mais réduire drastiquement sa consommation.

Il y a le bois : cette forêt était une forêt d’exploitation. On peut continuer à l’exploiter pour le bois, le renouvelable, au lieu de la raser pour le gravier, l’irrenouvelable.

Et puis les alternatives c’est aussi cultural : moins de consommation, moins de construction, réutiliser, réparer. C’est pas magique, mais c’est possible.

Un combat qui dure

En Suisse, tout change lentement. Parfois des générations. Mais les petits ruisseaux font les grands fleuves. Et c’est aujourd’hui qu’il faut bifurquer.

L’ASBBE a des alliances : architectes, associations de protection du Mormont, politique locale progressive. Ils vont continuer à informer, à mobiliser, à faire recours jusqu’au tribunal fédéral si nécessaire. Le but ? Que dans 50 ans, on parle encore de la forêt de Ballens.

François cours toujours deux fois par semaine sous ces arbres. « Elle est belle cette forêt, vraiment », dit-il. Et on sait comment on se sent après une balade en forêt. C’est pas un secret pour personne. Voilà ce qu’on perd. C’est ça qu’on doit défendre.

https://www.rts.ch/info/regions/vaud/2024/article/le-bois-de-ballens-occupe-par-des-activistes-contre-l-ouverture-de-nouvelles-carrieres-28539726.html

Sans arbres, sans forêt pas d’eau !

Le cycle de l’eau expliqué à l’école n’est pas complet. Il y a en fait 7 cycles de l’eau. Les arbres sont au coeur des cycles de l’eau. Ils filtrent l’eau en décomposant l’eau et en la recomposant. Ils créent de l’eau neuve !

Cultivez de l’eau…..

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